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Technique rhétorique

Discours polyphonique et stratégie du KO en rap et en politique

Dans une oeuvre littéraire, la polyphonie désigne la pluralité des voix narratives.

Le discours politique n’échappe pas à cette technique. Vous allez le découvrir avec deux exemples et verrez comment le discours polyphonique, permet à l’orateur politique de mettre en scène la parole de son opposant, absent. Non pour lui rendre hommage, mais plutôt pour la caricaturer et fédérer ainsi par effet de connivence, le public.

Vous verrez en quoi les politiques, avec ce procédé rhétorique, font l’économie d’un véritable débat d’idées et comment ils recréent dans le discours, les conditions d’un combat asymétrique, où ils sortiront de toute façon victorieux.

Ce procédé irrigue même le Rap. La littérature est décidément mère de tous les discours.
Je me suis penché ce mois-ci sur un texte de Booba “On m’a dit”, extrait de son tout premier album solo.
Dans ce titre, le rappeur met en scène sa trajectoire auto-déterminée sur un chemin pavé de mauvaises intentions (voix).
Découvrez comment par cette écriture polyphonique, il en profite pour affirmer son indépendance, sa singularité dans le milieu du Rap.

Voyage au pays des discours où les absents ont souvent tort.

Rhétorique de Mélenchon : stand-up et tradition littéraire

Dans ce meeting du 20 février 2020, au milieu d’une scène à 360 degrés, Jean-Luc Mélenchon parodie des voix comme un humoriste en tournée.
Il va d’abord imiter la voix du peuple et du dicton populaire par solidarité avec ceux qu’il juge être les “siens”. Puis caricature la voix du gouvernement Macron pour mieux se désolidariser de sa réforme des retraites à points.

Avec cette polyphonie, Mélenchon rompt avec le ton traditionnel et convenu du discours politique. Ecoutez plutôt les différentes ruptures dans sa prise de parole et observez la scénographie ici, qui n’est pas sans rappeler le stand-up (voir spectacle de Fary: “Fary is the new black” par exemple).

Le leader de la France insoumise cherche par cette allocution tout aussi bien à instruire qu’à plaire à son public, comme le prône la rhétorique antique (doctrine du docere et placere).

Il recrée avec ces voix mises en scènes, les conditions d’une cacophonie et d’un échange chaotique. Et s’auto-proclame ainsi, arbitre providentiel du débat.
En mettant par exemple en scène la voix du professeur (qu’il a été), prenant le dessus sur le gouvernement : “J’ai été prof il y a longtemps, et vous savez nous les profs on a un art : on sait lire dans les yeux de l’élève qui ne sait pas”

 

Par Pierre-Selim – Own work, CC BY 3.0,

Toute sa prise de parole confère au débat sur les retraites, une esthétique carnavalesque: où tout le système de valeurs traditionnels est renversé.
“Les puissants” [du gouvernement] sont caricaturés ici en bouffons et les prétendus bouffons, c’est à dire les gens du peuple selon Mélenchon sont en réalité ici dans les mots du leader politique” les plus lucides.”

Ce stratagème rhétorique permet ici à l’homme politique de fédérer son public et de mettre artificiellement K.O ses opposants politique par la mise en scène d’un rapport de force victorieux.
En tribun expérimenté, il joue de sa voix : tantôt grave, tantôt ludique. Propose des effets de surprise qui surprennent ou émeuvent (écoutez plutôt à 3min 56)

La forme du discours épouse le fond : on veut virevolter, surprendre et dénoncer tout en effets de surprise.

 

Cette allocution utilise un autre procédé littéraire ancien : le principe de méta-narration (mis en exergue dans l’oeuvre de Diderot ou Scaron par exemples).

Cela consiste en ce que le narrateur commente sa propre narration, multiplie les détours et les digressions.

Voyez plutôt à 2,58 min. Je vais vous le présenter par une mise en scène peu habituel” ou l’effet de rupture à 3min56.

Rhétorique de Sarkozy : l’opposant sur le banc des accusés

Comme Mélenchon précédemment, Sarkozy ne va ici jamais nommer directement son adversaire politique, en l’occurrence : François Hollande.

Il préfère utiliser des périphrases : “Au candidat socialiste à qui on demandait ce matin…”, ou bien “Il a dit : je sais pas”. Ce procédé vise à faire rire par effet de connivence avec le public . Le public n’a plus qu’à rire allègrement une fois qu’il a découvert par lui-même la référence “cachée”.

Là où le leader de la France insoumise adoptait une forme narrative, opérant des passerelles entre le discours politique et des éléments de storytelling, Sarkozy pilonne ici François Hollande pourtant jamais nommé, en lui prêtant un ton et des déclarations caricaturés.

Il prend des effets de voix pour rappeler à l’esprit de son public ce dont on accuse principalement Hollande : “sa mollesse”. Il flatte ainsi et prend à son compte l’imaginaire collectif. 

Réthorique de Sarkozy

Par Thomas Bresson – Own work, CC BY 4.0

A cette parodie, il oppose alors : “Ben il serait peut-être temps d’y penser, le temps presse”.

Voilà Nicolas Sarkozy qui peut maintenant par opposition se placer en homme d’actions, soucieux du sentiment d’urgence qui habite les français face aux crises (financières, sécuritaires, etc), en opposition avec son homologue socialiste.

Le ton léger du début de l’extrait aboutit à un ton plus solennel et même accusateur (avec le doigt qui pointe et la déclaration “et ça je veux bien l’imaginer”)

Sarkozy met en scène les conditions progressives d’un procès politique : où l’ancien avocat qu’il est peut s’opposer solennellement au candidat “incompétent” ou “malhonnête” pointé, et mis au banc des accusés.

Rhétorique de Booba : épouvantail de l’autorité et auto-affirmation

“On a failli me dire « chien voilà ta paie »
On m’a dit « je t’aime et je saigne » j’ai dit « je sais »
Artisanal C4 pour le D4, on m’a dit « range-toi, fais des mômes, change »
On me l’a dit cent fois
On m’a dit de changer des mots pour pas que les petits me suivent
Pas grâce à moi qu’y pensent à Tony devant leurs petits suisses”

Dans ce titre “On m’a dit”, Booba reprend en anaphore des voix d’autorité qui ont égrené sa trajectoire.

Il se met en scène dans ce texte au milieu des voix de producteurs de maison de disque: “ton rap est fort, ton crew est dangereux”, des voix de conseillers mal-éclairés : “On m’a dit que j’avais le vice et la vertu/Et que j’aurais peu d’ouvertures sans maison de disque “ ,des voix de parents, de professeurs, et même de de chef de gouvernement : “Chirac m’a dit “arrête”.

En héroïne qui voyage au milieu des ronces, la plume du rappeur surmonte ici par un jeu d’écriture polyphonique tous les obstacles et voix mauvaises conseillères.

 

Si “On m’a dit” en anaphore traduit des épreuves récurrentes et crée un effet de résilience, le rappeur sort du coup de ce titre glorifié aux chants de l’auto-détermination. Une esthétique chère aux rappeurs en général.
Si selon la psychologie, cela signifie s’affirmer, selon Booba et le rap: c’est se faire seul et contre tous.

“On m’a dit de passer du gramme au kilo à la tonne
Fils de rester un bonhomme du berceau à la tombe”

By Thesupermat – Own work, CC BY-SA 4.0

David Jadart

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